Les catholiques ont raté la première marche de leur lutte contre le gender, celle de la compréhension du problème posé. Le problème n’est pas celui du corps, ou de la différence sexuelle. Ce n’est donc pas une resucée du problème, d’ailleurs rarement posé par les grands philosophes[1], du dualisme âme/corps, dans lequel le « djendeur » jouerait le rôle du pur spiritualisme, évacuant le corps pour la seule représentation de soi.
Si j’ai bien compris les quelques lectures que j’ai faites de Butler et Wittig, et les différents topos que j’ai eu à un atelier de réflexion sur le sujet, le problème est bien plutôt celui des catégories qui prédéterminent l’expérience sociale. C’est un problème un peu plus compliqué, qui se pose en gros de cette façon : toutes les catégories de populations sont-elles visibles de la même façon ? Quel type de regard porte-t-on sur les hommes, les femmes, homos, hétéros, etc. ? Qu’est-ce que ça fait d’appartenir à telle ou telle catégorie ? C’est le problème posé par les études de genre, qui s’attachent à ce problème dans le domaine de la littérature (qu’est-ce qu’être une femme dans l’œuvre de Balzac par exemple), de la sociologie, de l’Histoire…
Ensuite, s’il y a une théorie du genre, elle dit : toutes les personnes ne sont pas visibles de la même façon dans la société, parce que le regard que l’on porte sur ces personnes est conditionné par la catégorie à laquelle elles appartiennent (homme, femme, homo, hétéro, etc.). Ces catégories sont gouvernées par une certaine logique qui fait qu’elles sont plus ou moins visibles, donc plus ou moins valorisées. C’est la logique « hétéropatriarcale », qui valorise exclusivement le couple hétérosexuel dans lequel l’homme domine. Mais en réalité, il n’y a pas une théorie du genre, il y en a autant que de théoriciens. Par exemple Butler prône une démultiplication des catégories de genre, tandis que Wittig militait pour une destruction de la catégorie « femme ».
Il y a enfin un troisième niveau où le concept de genre est mobilisé, en plus des études de genre et des théories du genre, ce sont les politiques du genre. Et là c’est globalement le grand n’importe quoi, notamment parce que les théories du genre semblent loin quand on voit le niveau de conceptualisation de certains programme éducatifs, comme j’ai pu l’expliquer ailleurs. S’il y a un ennemi contre lequel manifester, c’est à ce niveau, pas au niveau des études ou des théories du genre, que l’on peut combattre, mais avec les armes appropriées, qui sont celles de la controverse. Contre un « Congrès du genre » par exemple, on ne manifeste pas, on y assiste et on pose des questions pertinentes[2]. L’ironie ne suffit pas.
Il faut donc distinguer trois choses : les études de genres, les théories du genre, et les politiques du genre. Les études de genres sont pratiquées par des gens aux options politiques très diverses, même par des anti-mariage-adoption « pour tous ». Elles consistent par exemple à étudier comment telle œuvre de la Renaissance représente la féminité. Les théories du genre s’efforcent de donner une description voire une explication et une solution à la domination de telle ou telle catégorie de genre sur les autres. Les politiques de genres sont ces politiques qui consistent à retravailler, de manière d’ailleurs assez superficielle, les identités de genre des enfants, issu de leur univers familial, dans le sens d’un égalitarisme abstrait.
Autant je trouve que le niveau de l’argumentaire pouvait être très convaincant lors de l’affaire du mariage-adoption pour tous, lorsqu’il était centré sur la question de la filiation, parce qu’il y a dans cette loi un vrai problème d’égalité des enfants à disposer de leur deux parents. Autant je trouve ridicules certaines postures constipées qui valident la thèse de l’ennemi, thèse selon laquelle les catholiques participeraient d’une résurgence du « fascisme ». On peut être anti mariage-adoption « pour tous », et pratiquer les études de genre, et s’essayer à théoriser les genres. C’est même une nécessité de ne pas laisser les études de genre aux idéologues qui cautionneront la moindre politique parce qu’elle utilise le mot magique d’ « identité de genre ».
Une chose m’interroge : qui a introduit cette rhétorique anti-djendeur ? Qui a dit que dès que le mot « genre » était prononcé il fallait sortir l’artillerie, manifester, hurler à la dictature ? D’où vient cette capacité à créer soi-même les pièges politiques qui font perdre d’avance tous les combats menés ?
ADDENDUM [10 octobre 2014]
Comme je vois sur “les réseaux sociaux” que ce texte est encore lu, j’ajoute un point pour être parfaitement clair. On entend régulièrement l’idée selon laquelle “le Djendeur est le fondement du mariage-adoption pour tous”. C’est complètement faux. La mariage-adoption-pour-tous est la négation des théories du genre. Les théories du genre n’ont pas pour fonction d’uniformiser les types de couple sous une forme unique qui serait le mariage. Elles ont au contraire pour objectif de trouver les moyens de faire valoir, et avant tout de faire voir, les différentes modalités de sexualités hors du modèle du “couple”, fondamentalement hétérosexuel. Donc il s’agirait plutôt de leur trouver des formes spécifiques, pas une forme unique. A la limite, si on lisait vraiment Butler, et a fortiori Wittig, je suis sûr qu’on trouverait d’excellents arguments anti-mariage-adoption pour tous chez elles. Je ne les ai pas encore assez lu, mais une remarque simple s’impose : à la fin de Trouble dans le genre, Butler propose-t-elle le mariage-adoption-pour-tous ? Non, mais une pratique de la parodie des genres. Rien à voir, donc.
ADDENDUM 2
J’ai lu la moitié de ce texte sur la réception des études et des théories du genre dans le monde catholique. C’est assez intéressant.
[1] Jean-Luc Marion a récemment montré dans son analyse des Passions de l’âme de Descartes, Sur la pensée passive de Descartes qu’il n’y a pas de problème du dualisme cartésien, que ce soi-disant problème caractéristique de la modernité a été inventé par le commentaire de Descartes.
[2] A ce titre, il est évidemment scandaleux que @Lmirab qui s’est rendu sur place ait été mis dehors par les organisateurs.
Merci pour ce message fort intéressant.
Cependant, vous évacuez un peu vite comme “faux sujet”, la question du corps et de la différence sexuelle.
C’est tout à fait malencontreux que l’opposition “catho” aux études de genre apparaisse maintenant, comme une espèce de suite logique à la lutte contre la loi Taubira.
Mais il n’est pas possible de ne pas voir combien certaines lectures du genre rejoignent et soutiennent les revendications LGBT en cela qu’elles font de l’altérité sexuelle une construction essentiellement sociale, un couple H/H devenant donc, dans cette perspective, substantiellement la même réalité qu’un couple H/F.
Le blog de “l’esprit de l’escalier” a entamé une riche “histoire du genre” qui remonte à l’origine de ce concept, créé et utilisé à la fois dans une perspective féministe et dans une perspective LGBT :
http://lescalier.wordpress.com/2012/03/18/une-breve-histoire-du-genre-i/
http://lescalier.wordpress.com/2012/06/12/une-breve-histoire-du-genre-ii-aux-origines-dun-concept/
http://lescalier.wordpress.com/2013/09/16/une-breve-histoire-du-genre-iii-stoller-et-le-sexe-dit-biologique/
Les questions posées à la fin de votre article sont bien sûr pertinentes, mais c’est utile aussi de comprendre “qui a introduit cette rhétorique du djendeur”. L’histoire des idées n’est jamais neutre…
Merci pour votre commentaire, et pour les citations de l’Esprit de l’Escalier, excellent blog.
Je ne dis pas du tout que la question du corps et de la différence sexuelles seraient de “faux sujet”, mais simplement que ce n’est pas ce qui est directement en jeu.
Merci pour cet article qui ne manque pas d’intérêt..
Contrairement à ce que vous affirmez sur twitter, je ne le trouve pas réellement en opposition avec mon billet posté ici : http://cahierslibres.fr/2014/09/parlons-genre/
Vous avez bien posé le problème en évoquant la question du ‘regard’ porté sur les personnes, selon leur sexe ou l’orientation de leur désir sexuel.
On peut, bien évidemment, interroger la pertinence d’un tel regard. Et c’est là que la notion de nature joue : est-ce que nous regardons les femmes différemment des hommes ? si oui, cette différence introduit-elle une inégalité, une domination ou est-elle le reflet d’une différence de nature ? (je précise bien dans mon billet qu’aucune domination ne peut être fondée ‘en nature’).
Je soutiens, en revanche, que tant qu’on ne déconnecte pas l’expérience sociale du sexe du corps et du sexe lui-même, le terme “genre” est vide conceptuellement; ou plutôt qu’il ne dit rien d’autre que “expérience sociale des sexes”.
Et le problème du terme “genre”, c’est justement, c’est qu’en l’isolant dans un concept distinct, il devient possible (même si c’est un artefact) de l’opposer ou de lui donner une autonomie par rapport au sexe. D’où les délires que vous citez, “démultiplication des catégories de genre”, “destruction de la catégorie « femme »”, etc.).
Ok pour votre définition du genre, mais sans vouloir finasser j’ajouterais “conditions de l’expérience sociale des sexes”, pour éviter le côté un peu “subjectif” du mot “expérience. Je trouve pas que ce soit une question dénuée d’intérêt.
De plus, je ne suis pas d’accord avec l’idée que seules ce que vous appelez “théories” ou “idéologies” puisse être critiqué. L’objet de mon billet est justement de montrer que les “études” s’appuient sur un concept bancal et mal fondé (pour les raisons mentionnées ci-avant).
On peut tout critiquer cher ami, pas de souci là-dessus, au contraire.
Petit problème, cher Paulus, en votre conceptuelle trilogie:
les “études de genre” confinent à l’idéologie, servent une politique partisane qui se déploie en un sectarisme navrant. La preuve, ici : http://www.enseignants-pour-enfance.org/spip.php?article239
Si les “études de genre” se limitaient à un cadre purement universitaire, elles n’entreraient pas dans le monde de l’école. Or, elles tentent de le faire. La preuve ici : http://www.enseignants-pour-enfance.org/spip.php?article244
Les catégories que vous établissez ne sont, dans la réalité scolaire que nous vivons désormais, malheureusement plus hermétiques. Nous assistons ainsi à une mutation de statut : des investigations sociologiques s’étatisent en doctrine pour s’épuiser en un catéchisme imposé. Et les premiers qui se désolent de tels quiproquos ne sont pas les catholiques, comme vous le dites, mais les gendristes de la première heure. La preuve, ici: http://www.liberation.fr/debats/2014/02/14/enfants-esclaves-du-feminisme_980310
Légère contradiction, cher Oleg, en votre empirique commentaire, puisque il commence par (je schématise, une vieille habitude de khâgneux) : 1) les études de genres veulent rentrer à l’école parce qu’elles sont en fait semblables à l’idéologie du genre, donc votre (ma) distinction est “théorique” (j’aime cet épithète, désolé). Et il s’achève par : 2) ceux qui pratiquent les études de genre en puristes conspuent les pratiques scolaires actuelles qui se réfèrent aux études comme les témoins de Jéohavah au Nouveau Testament.
Je suis donc d’accord avec la deuxième partie de votre contradiction. Et j’ajoute même, en sachant qu’il va peut-être se creuser entre nous un abîme, que les études de genre et les théories du genre sont les meilleur appuis si l’on veut lutter contre les politiques du genre.
Michel Onfray ( http://mo.michelonfray.fr/ )tente une réduction assez intéressante… moins précise que vous néanmoins. (Il reçoit de telles attaques ces derniers jours que cela me le rend presque sympathique !)
Votre dernière phrase est la clef : nous nous enfermons trop vite dans des catégories réthoriques qui facilitent la controverse du premier venu ayant un peu lu Schoppenhauer (l’art d’avoir toujours raison montre combien la précision des termes peut empêcher le contradicteur d’étendre notre thèse à l’absurde…)…