Les Alternatives Catholiques

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Atelier de formation | Laboratoire d'action – Café & Coworking "Le Simone" à Lyon

Catholiques debout !

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Publié le 23 avril 2016 1 commentaire

Sur un point, au moins, la réalité du mouvement Nuit Debout est fidèle à sa promesse : transformer la place publique en agora, ce lieu vital d’échange au cœur de la Cité. Les philosophes avaient coutume d’y faire leurs plus prolifiques promenades, voici la mienne.

 

Sauvons la démocratie par le désordre !

 

Ceux qui dénient, sous prétexte de désordre, ce nouveau statut à la place de la République se font une idée trop lisse de ce que les Grecs appelaient agora. L’agora c’était la place du marché et la place du marché, ça n’a jamais été le Palais du Luxembourg. La consultation démocratique grecque n’avait rien de ce flegme post-digestif qui distingue aujourd’hui nos auditions parlementaires. On sifflait, on huait, on invectivait. On débattait, certes, mais en épuisant les registres de l’affrontement. Il faut s’imaginer du bruit, un style plutôt poissonnier et, de temps à autres, un grand orateur qui avait la sagesse d’engager, en renfort de son talent, quelques gros bras qu’il dispersait dans les foules. En un mot, on cherchait partout à convaincre mais aussi à intimider. Et pourquoi ce désordre ? Parce qu’on était en démocratie et qu’on avait le ferme sentiment de l’être. Posséder à plein ce sentiment qu’un avenir commun doit être décidé et pas seulement laissé à d’autres, c’est quelque chose qui mobilise légitimement les passions. Et cela suffit pour dire qu’il n’y a pas de santé démocratique sans une part nécessaire de désordre. Cela allait de soi pour un Grec et cela redevient une évidence pour nous. Un trouble délibéré à « l’ordre public » nous rappelle qu’une démocratie trop tranquille recèle un mensonge : qui s’en plaindra ? Pas de démocratie sans désordre, cela veut dire : sans possibilité de contester l’ordre qui naît de l’indifférence. Pour tous ceux qui, dans toute la diversité de leurs opinions, espèrent en une démocratie réelle, Nuit Debout a remporté cette première bataille : avoir enfin un lieu où se rassembler pour mettre symboliquement et publiquement un terme à l’indifférence, pour en finir avec ce consentement dépressif à un avenir non-débattu, non décidé, et qui par conséquent ne nous engage pas. Un lieu pour affirmer que tout ce qui conspire au désengagement, au confort d’une délégation aveugle du pouvoir et à la commodité d’un calme bien poli sera combattu comme le symptôme d’une maladie mortelle, mais d’une maladie dont on a choisi de ne pas mourir.

 

Occuper la place publique et lutter contre sa privatisation fasciste.

 

En faisant naître une agora au cœur de chaque ville, Nuit Debout a installé partout les conditions d’un désordre démocratique providentiel. Il serait magnifique que tous ceux qui ont un mot à dire ou un cœur à vider se sentent libre d’y participer. Mais, parce que ces agoras sont authentiques, elles sont aussi des lieux d’intimidation. Beaucoup hésitent à rejoindre le mouvement ou s’y refusent, tout simplement parce que cela leur demande trop d’efforts de se sentir les bienvenus. Il y a ici une injustice qui s’adresse au plus grand nombre : la transformation des places en agora, par bien des côtés, ressemble à une privatisation gauchiste de l’espace public. Si l’on n’est pas du sérail et qu’on ne tient pas à le devenir, il faut beaucoup de persévérance pour ne pas réduire sa rencontre avec les Nuit Debout au cliché, bien commode, de la « kermesse gauchiste ». Sur place, en effet, le regard est immédiatement attrapé, voire tenu en joue, par un marketing offensif : celui de la révolution des mœurs, qui renvoie moins à l’usine qu’à l’avant-garde des arrières cuisines de la rue de Solférino. Le moindre bout de bitume ou de carton semble réquisitionné pour faire la promotion de morales sectaires ou dérisoires, le plus souvent dans un sabir autoérotique d’apprenti sociologue, et tout cela avec un rigorisme catéchétique qui ferait pâlir un dominicain du XIIIème siècle. Concluant leur alliance avec les marginaux les plus alcoolisés ou les plus séniles, ces camarades gauchistes qui font de Nuit Debout leur vitrine entendent intimider le monde avec des injures préventives contre le « fasciste », mot stupide qu’ils définissent encore moins que les autres.

 

Petit manuel de lutte anti-fasciste.

 

Rendons-leur brièvement ce service pour montrer qu’une définition concrète du fascisme leur tend un miroir peu flatteur. Le fascisme historique, au point de vue moral, n’est pas autre chose qu’une insurrection de perdants qui, gonflés par l’énergie du ressentiment, parviennent à changer les règles d’une société afin d’y faire figure de vainqueurs, le temps d’une période d’exception. On comprend avec cela l’intérêt du gauchiste moralisateur pour la situation d’exception que représente Nuit Debout : une occasion rêvée pour convertir son incapacité à la norme, quelle qu’elle soit au fond, en marque de noblesse. Tout cela confirme efficacement cette idée déjà bien éprouvée, que la seule forme vivace du fascisme stricto sensu, c’est celle qui procède de la haine désespérée du militant rose-brun : pro-minoritaire par intérêt, expert ès causes perdues par vocation, et apôtre forcené de la déconstruction par nécessité de sauver son honneur. Pour désarmer nos soupçons contre son vampirisme de dépressif, il a trouvé son juif dans le « fasciste » improbable qu’il brutalise à longueur de temps : le type qui colle à peu près à la norme et qui ne lui avait rien demandé. On a envie de donner à ce camarade pécheur, pris dans l’ivresse du ressentiment, le conseil qu’on a pour soi-même et qu’on ferait à un frère : admettre une faiblesse et confesser son orgueil. Mais on passe lâchement son chemin ! Reste que, pour beaucoup, la découverte du mouvement démocratique qu’est Nuit Debout prend la forme de ce nez-à-nez décourageant avec le « fascisme ». On doit le regretter d’autant plus amèrement que ce mouvement s’ancre légitimement à gauche. Il est le fruit d’une lutte sociale authentique et avait besoin, pour naître, d’un certain art de former des « rêves publics », ce qui n’existe absolument pas à droite. Ces difficultés sont peut-être l’occasion d’une autocritique pour la gauche, la droite et ceux qui s’y reconnaissent encore : incapacité de neutraliser une persistante névrose d’échec à gauche ; incapacité à rassembler qui que ce soit autour d’une utopie, ou à défaut d’un simple espoir, à droite.

 

Derrière le miroir.

 

Quand bien même la vitrine du mouvement Nuit Debout serait fortement dissuasive, on gagne vraiment à dominer ses angoisses de contagion pour y entrer. On pourrait même dire qu’y entrer constitue déjà une sorte de programme commun des plus prometteurs. Cela suppose un double effort, bien plus exigeant que réunir cinq cents signatures et passer chez le coiffeur : surmonter ses clichés alors même qu’ils sont confirmés et tâcher de se rendre véritablement disponible. Pour cela il faut du temps, c’est vrai, mais surtout il faut trouver la volonté de déterrer l’espoir qu’on s’était stupidement interdit de placer en son prochain. Une fois entré, que découvre-t-on ? On découvre aussitôt que nous avons tous un besoin profond d’échanger librement, sur un forum réel et pas seulement entre amis, sur des questions sérieuses qui nous préoccupent. On découvre des enjeux politiques et sociaux qu’on connaissait mal et qui interpellent constamment notre sens de la justice. On découvre qu’il y a un plaisir plein de sens à s’écouter les uns les autres. On s’indigne et on rit ensemble, on s’affronte aussi, on essaie partout de se convaincre. En un mot, on travaille à redevenir grec : capable de se passionner publiquement pour le bien commun. Dans un lieu parfois hostile, certes, mais qui accorde une place égale à chacun. On découvre aussi, et c’est peut-être le meilleur, que la démocratie repose sur une forme originale d’amitié, qui a besoin de tels lieux pour s’exprimer. L’humour perpétuel de ces scènes d’agora révèle bien la richesse unique du mouvement. Je prends un exemple qui m’a particulièrement frappé. Je me suis retrouvé à parler, hier, avec une militante anti-spéciste vegan (alimentaire et vestimentaire) qui était de surcroît féministe intersectionnelle et lesbienne ; moi, un sobre mâle blanc, catholique, attiré par les femmes, amateur de bonnes viandes et de surcroît passionné de corrida. Rôdé aux usages qu’implique ce genre de situation, je m’étais préparé à ce que la conversation tourne court après seulement trois minutes de curiosité malsaine, chacun voyant un signe avant-coureur de la catastrophe dans l’œil jaune et la bave aux lèvres de son interlocuteur. Résultat ? Une bonne demi-heure de controverse joyeuse, respectueuse et bien argumentée, qui aura presque accouché d’un compromis satisfaisant en matière d’éthique animale. C’était pour chacun l’expérience régénératrice d’une amitié sociale inespérée : la satisfaction pour moi de ne pas être un cannibale papiste hétéro-beauf et, pour elle, une énième lesbienne hystérique qui se venge d’un truc. Nous ne nous sommes quittés qu’après un dîner vegan, qu’elle m’a offert pour me prouver qu’il y a aussi des plaisirs simples derrière les vertiges de l’idéologie.

 

La place des catholiques dans la convergence des luttes

 

C’était effectivement délicieux, mais je n’ai regretté qu’une chose : ne pas pouvoir lui rendre convenablement cette invitation. D’abord, parce qu’il aurait été triplement indécent de l’inviter à découvrir les mérites de la gardiane de taureau après une bonne corrida. Mais il y a dans cette incapacité de rendre la pareille un déséquilibre plus significatif, qui indique que j’occupe aujourd’hui une place trop précaire dans l’arène de Nuit Debout. Si les catholiques, qui sont de tout bord mais partagent une même expérience du bien commun, s’organisaient pour y être davantage « visibles » ce serait bien différent : nous pourrions répondre à cette invitation au dialogue de la meilleure des façons, en apportant quelque chose d’original et de consistant. C’est une certitude : les catholiques ont des choses à dire sur tous les sujets qui sont et seront agités sur l’agora : ils ont donc le droit d’y prendre la parole. Ils ont en tout cas le devoir de ne pas rester indifférents devant ce qui s’y manifeste confusément : à la fois un cri de souffrance et l’espoir joyeux d’une nouvelle expérience démocratique. Il se pourrait que les périphéries soient aujourd’hui dans les places du centre ville. Simone Weil pourrait servir ici de patronne : elle savait participer de manière féconde à l’occupation d’un lieu. J’étais heureux de trouver sur l’étal d’un éditeur libertaire, place de la République, un petit livre d’elle que je cite pour finir. L’héroïne commune du catholique et du libertaire nous invite à prendre courageusement notre part dans la convergence des luttes :

 

« Dans ce mouvement, il s’agit de bien autre chose que de revendication particulière, si importante soit-elle. Il s’agit après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange ».

S. Weil, « La vie et la grève des ouvrières métallos », juin 1936.

Camille RHONAT
Professeur de philosophie, membre des Alternatives Catholiques

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