Les Alternatives Catholiques

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Atelier de formation | Laboratoire d'action – Cafรฉ & Coworking "Le Simone" ร  Lyon

Ivresse et lassitude

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Publiรฉ le 11 dรฉcembre 2015 Aucun commentaire

Un paradoxe frappant de notre sociรฉtรฉ peut sโ€™รฉnoncer de la faรงon suivante : terriblement lasse dโ€™elle-mรชme, elle est cependant incapable de croire en sa transformation profonde. Dรจs lors, il nโ€™est pas รฉtonnant quโ€™elle rรฉagisse ร  la menace terroriste de deux faรงons contradictoires. La lassitude quโ€™elle ressent envers elle-mรชme la conduit ร  trouver dans cette menace un motif pour se divertir ; lโ€™incapacitรฉ de croire en quelque chose de diffรฉrent et lโ€™assรจchement complet de lโ€™imagination politique la conduisent, quant ร  eux, ร  se persuader de sa valeur, ร  รฉvacuer le doute qui lโ€™empoisonne et ร  se dรฉclarer prรชte ร  tout pour se dรฉfendre. Qui pourrait nier que les attentats sont, pour nos responsables orphelins de toute transcendance politique ร  offrir aux acerbes รฉlecteurs, une occasion de voir leur lรฉgitimitรฉ populaire embellie dโ€™une nouvelle jeunesse ? Les voici investis dโ€™une mission claire et nette : combattre le terrorisme.

Que les choses soient claires. Je ne dis pas que les attentats rendent quiconque heureux, ni quโ€™ils font les affaires de tel ou tel. Ce qui mโ€™interpelle, cโ€™est la faรงon dont les effets du drame sont recyclรฉs par la machine ร  passions quโ€™est la sociรฉtรฉ pour sโ€™assurer de sa consistance et pour ouvrir une nouvelle page de son histoire.

Franรงois Hollande nโ€™aurait jamais pensรฉ quโ€™il dรฉciderait, un jour, dโ€™assumer la posture du chef de guerre et de prendre lโ€™accent martial et solennel qui doit lโ€™accompagner. Frรฉdรฉric Lefebvre, lโ€™un des cadors de lโ€™UMP, ignorait quโ€™il รฉtait un poรจte en puissance, mรชme dans ses rรชves les plus fous. A lโ€™annonce des attentats, le voilร  qui se lรจve dans la nuit, saisi dโ€™une fiรจvre inconnueโ€ฆ La fiรจvre de lโ€™inspiration crรฉatrice. La main tremblante, il plonge sa plume dans le pot dโ€™encre, et commence : ยซ Dans le ciel ta voix rรฉsonne / Sur lโ€™asphalte sโ€™รฉcrase ton flanc (โ€ฆ) ยป Quant ร  Alain Finkielkraut, la proclamation du ยซ retour de lโ€™Histoire ยป le dรฉmangeait certes รฉnormรฉment depuis quelque temps mais il nโ€™osait pas encore lโ€™affirmer haut et fort. Maintenant, il peut se soulager une bonne fois : ยซ Lโ€™Histoire est de retour ยป.

Ce quโ€™on dรฉcรจle, dans ses attitudes, cโ€™est une certaine ivresse dรฉcoulant de lโ€™apparente expรฉrimentation du tragique. Le tragique, ce nโ€™est pas le triste, le malheureux, le regrettable. Le sentiment du tragique est quelque chose de bien plus complexe et aussi, sans doute, de bien plus rare. Pour quโ€™il y ait sentiment du tragique, je pense quโ€™il faut que trois รฉlรฉments principaux se trouvent rรฉunis : tout dโ€™abord, une forme de nรฉcessitรฉ, de fatalitรฉ ; ensuite, lโ€™existence dโ€™une รฉpreuve morale liรฉe ร  la pression dโ€™une adversitรฉ exercรฉe dans la durรฉe ; enfin, le risque de la mort. La nรฉcessitรฉ est liรฉe au fait de devoir vivre lโ€™inรฉvitable. Or, chacun peut constater que la volontรฉ inflexible des djihadistes ne peut mener quโ€™ร  lโ€™affrontement, quel que soit la forme pris par celui-ci. La tragรฉdie, cโ€™est lโ€™engrenage, la libertรฉ humaine qui ploie sous une force qui la convoque, la dรฉfie et menace de la broyer. Lโ€™รฉpreuve morale est รฉvidente. ยซ Que faire ? Ferons-nous les bons choix ? ยป nous demandons-nous avec inquiรฉtude. ยซ Saurons-nous rester unis ? Nous diviserons-nous ? ยป. Chacun se sent concernรฉ. La vie prend un caractรจre plus intense. Les gestes et les paroles sont aurรฉolรฉs dโ€™une sorte de charme inconnue, le charme รฉtrange de lโ€™รฉpreuve et du quitte ou double. Et puis, รฉvidemment, le risque de la mort. Chacun est une cible, nous dit-on. Et on laisse aux citoyens le soin de complรฉter cet avertissement : ยซ Puisquโ€™on mโ€™attaque, je vais me dรฉfendre, je ne suis pas un lรขche ! ยป

Je nโ€™รฉcris pas pour juger le sens des responsabilitรฉs de nos gouvernants, la raison dโ€™รชtre de leurs dรฉcisions. Je suis incompรฉtent pour ce faire et je veux bien croire que la situation est difficile, quโ€™elle exige un certain doigtรฉ. Jโ€™observe simplement, une nouvelle fois, que tout, pour lโ€™homme, est objet de divertissement et de spectacle, mรชme lโ€™horreur. Tout de suite les poses, les grandes phrases, la figuration. Cette observation frappe dโ€™autant plus lโ€™esprit lorsque la lassitude de soi et lโ€™absence de perspective collective condamne les individus ร  surexploiter certains รฉvรฉnements et ร  sโ€™exagรฉrer certaines menaces. Car sโ€™il est รฉvident que lโ€™Etat islamique et ses thurifรฉraires doivent รชtre considรฉrรฉs comme des ยซ ennemis ยป, est-il sรฉrieux de penser quโ€™ils pourraient รชtre la cause dโ€™une guerre ouverte en France ? Et au fond, nโ€™est-ce pas le sentiment du pathรฉtique plus que le sentiment grandiose du tragique que les faits et gestes monstrueux des terroristes devraient รฉveiller en nous ? Dรจs lors, le sentiment du tragique ne trahit-il pas un dรฉsir de sโ€™enivrer, de sโ€™imaginer que notre histoire prend une tournure inattendue, justifiant par-lร  mรชme tout ce que nous sommes ?

Peut-รชtre existe-t-il une autre faรงon de rรฉagir ร  lโ€™รฉvรฉnement, une voie qui permettrait tout ร  la fois dโ€™รฉviter les piรจges de la posture de lโ€™homme-en-train-de-se-regarder-faire-l-Histoire et les insuffisances de celui qui, parce quโ€™il est attaquรฉ par des pauvres types se trouve soudainement extraordinairement beau dans le miroir. Cette voie serait celle de lโ€™imagination politique. Se rรฉunir, discuter, penser, travailler, imaginer ensemble ce que pourrait รชtre une citรฉ juste. Bref, retrouver un certain esprit utopique, lavรฉ des emportements idรฉologiques qui ont condamnรฉ notre รฉpoque ร  un rรฉalisme froid, infรฉcond et cynique. Ce serait un esprit utopique fait dโ€™idรฉal moral, dโ€™exigence, de sens de la justice, de fraternitรฉ et dโ€™espรฉrance. Ce faisant, nous ne chercherions pas dans la politique un opium ou un moyen de nous dรฉsennuyer mais plutรดt une chance de prendre collectivement lโ€™existence au sรฉrieux.

Jโ€™ai rencontrรฉ lโ€™autre jour lโ€™un de ces gars qui pensent que la luciditรฉ est seule capable de sauver lโ€™humanitรฉ. Financiarisation, crise รฉcologique, terrorismeโ€ฆ Se rรฉpรฉter que le pire est probable, se convaincre quโ€™il est mรชme inรฉvitable et que les choses vont empirer, voilร  comment รฉveiller en nous la force dโ€™agir et de changer en profondeur nos systรจmes รฉconomiques et politiques ! A mon avis, cette mรฉthode ne mรจnera pas loin. Le dรฉsir dโ€™agir trouverait dans lโ€™idรฉe du meilleur un aliment au moins aussi puissant que lโ€™aliment peu nourrissant du catastrophisme, produit de la conscience certaine du pire. Une idรฉe du souhaitable, de lโ€™excellent, du parfait, cโ€™est depuis toujours ce que les utopies se proposent de reprรฉsenter, rรฉvรฉlant par-lร  mรชme que lโ€™homme est conรงu pour la perfection et le bonheur. On leur oppose le fait quโ€™elles sont inutiles et que jamais elles ne sโ€™accompliront. Cโ€™est peut-รชtre vrai mais leur signification ne tient pas seulement ร  la croyance en leur rรฉalisation. Leur mรฉrite est plutรดt de faire se lever en nous les ressources du dรฉsir et de lโ€™espรฉrance. Nous sommes orphelins de toute utopie et ร  cause de cela nous en venons ร  abandonner spiritualitรฉ et politique, ร  dรฉlaisser la libertรฉ collective et ร  ne voir dans le quotidien que la morne rรฉpรฉtition dโ€™un spectacle qui ne change pas et duquel nous cherchons le plus souvent possible ร  nous divertir.

Foucauld Giuliani

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