« Ce n’était pas pour rétrécir leur horizon que l’on gardait les femmes à la maison, mais pour l’élargir. […] Telle est en gros la façon dont je vois le rôle de la femme dans l’histoire. Je reconnais que les femmes ont été maltraitées, voire torturées ; mais je doute qu’elles l’aient jamais été autant que de nos jours, par cette tendance moderne absurde à vouloir en faire à la fois des impératrices domestiques et des employées compétitives. »
Le Monde comme il ne va pas (1910), p. 93.
Peut-on encore lire, aujourd’hui, le chapitre dédié aux femmes dans Le Monde comme il ne va pas de Chesterton ? Ses propos sont dérangeants, misogynes et expriment une mentalité patriarcale qui serait aujourd’hui presque caricaturale. L’amour filial que j’avais commencé à développer pour Chesterton est mis à l’épreuve d’une sorte de crise d’adolescence, sans doute nécessaire, où il me faut reconnaître que je ne peux pas être d’accord avec ce cher Gilbert. Critiquer le père, pour pouvoir ensuite mieux l’aimer.
Chesterton écrit en 1910, au moment où les Suffragettes anglaises réclament le droit de vote qu’elles obtiendront en 1918. Comme Chesterton n’aime pas être à la mode et qu’il est un brin réactionnaire, c’est sans surprise qu’il affirme son désaccord : il est contre le droit de vote des femmes. Forcément, la femme et la française que je suis a du mal à approuver ce message. Néanmoins, je crois qu’il ne faut pas s’arrêter à cette prise de position, somme toute peu surprenante pour un homme de sa génération, et qu’il faut aller plus loin et essayer de comprendre quelle vision de la femme se cache derrière ce désaccord. Pour poser la question autrement : que peut-on garder de la vision de la femme de Chesterton ?
Chesterton observe que depuis toujours, l’humanité a été divisée en deux groupes : les monomaniaques (ou les spécialistes) et les polyvalents (ou les généralistes). Il n’y a aucune hiérarchie entre les deux ; il s’agit simplement de deux rôles différents. Les hommes sont monomaniaques et les femmes, polyvalentes. Les hommes sortent du foyer pour aller exécuter une tâche bien précise qui permet de nourrir le foyer. Les femmes restent au foyer et exécutent une multitude de tâches. Chesterton reconnaît qu’il s’agit sans doute là de constructions sociales qui ont été influencées, ou ont influencé, la nature des êtres. Néanmoins, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas vraiment de raison de changer ce système puisqu’il est efficace. Chesterton compare cet état de fait avec le fait que nous marchons sur deux jambes. Nous pourrions très bien déconstruire cela et décider de marcher sur les mains, mais pourquoi changer puisque la façon dont nous fonctionnons est efficiente ?
Il nous explique que la différence entre ces deux rôles engendre, presque nécessairement, un combat entre hommes et femmes, mais que ce combat, dans la mesure où il reste un « combat amoureux », est un combat sain. Le problème est que, dans ce combat, la femme a capitulé. Elle a reconnu que le rôle et les attributs de l’homme étaient supérieurs aux siens, et elle a décidé que la condition de l’homme était un idéal à atteindre. Ce changement fondamental et décisif de perspective s’est fait, selon Chesterton, au dix-neuvième siècle. Certains le situeront peut-être avant. L’homme en a profité pour clamer sa supériorité et maintenir la femme dans une position subalterne, ce que Chesterton souligne lorsqu’il dit que les femmes ont été « maltraitées, voire torturées ».
Chesterton nous dit que, à la fin du dix-neuvième siècle, l’ambition de la femme est devenue celle de devenir une monomaniaque, alors qu’elle ne peut complétement se défaire de sa « nature » polyvalente. Cette volonté de faire des femmes à la fois des généralistes et des spécialistes, « des impératrices domestiques et des employées compétitives » en a fait, en réalité, des esclaves modernes qui se voient infliger un double fardeau. La solution de Chesterton, pour réhabiliter les femmes et leur rendre leur dignité, serait donc de laisser ou de ramener les femmes à la maison, tout en réhabilitant la vie domestique et les tâches qu’elle entraîne.
Si je partage certaines remarques de Chesterton, je n’adhère pas à la solution qu’il propose. Je ne crois pas que les femmes doivent nécessairement rester à la maison, qu’elles ne doivent pas travailler. En revanche, trois choses, dans les propos de Chesterton, me semblent particulièrement pertinentes et essentielles. La première est que la société moderne a fait de l’homme et du travail (monotâche) un idéal à atteindre pour les femmes et pour l’humanité en général, enlevant ainsi toute dignité aux tâches domestiques. Pourquoi faire le ménage, la cuisine ou élever ses enfants serait-il quelque chose de moins digne que de travailler à la terre ou à l’usine ? C’est là le symptôme d’une société où seul ce qui produit du capital ou ce qui peut être mis sur le marché a une valeur.
La deuxième chose découle de celle-ci : en voulant atteindre cet idéal masculin, tout en ne perdant pas ses attributs féminins, la femme doit à la fois être une épouse et une mère à la maison, et une employée aussi efficace que son mari au travail. Plutôt que de chercher à « libérer » la femme de sa maternité (c’est l’un des buts ultimes de la GPA) et que de la considérer comme la stricte égale de l’homme dans le monde du travail, il faudrait plutôt aménager ses conditions de travail pour qu’elle ne subisse pas ce double fardeau que Chesterton dénonce.
Enfin, dernier aspect à retenir : si les Suffragettes veulent obtenir un pouvoir politique, elles semblent avoir oublié (ou négligé) le fait que la femme détient aussi, et d’abord, un pouvoir certes invisible, mais fondamental, sur son mari et ses enfants. En effet, il y a, dans le foyer, une liberté anarchique : la femme y fait ce qu’elle veut, sans loi ni limite. Elle détient un pouvoir infini sur l’éducation de ses enfants :
Il en va de même bien entendu de ce monument colossal que nous appelons l’éducation de l’enfant : un monument entièrement construit par des femmes. […] Lorsqu’on réfléchit à ce terrible privilège féminin, on ne peut pleinement croire en l’égalité des sexes. […] Une courte vie marquée par la souffrance, tel est l’apanage de l’homme né d’une femme. Mais nul ne saurait décrire l’obscénité et la tragique bestialité de celle du monstre que serait l’homme né d’un homme… (p. 121)
Voilà donc les trois choses à garder du « féminisme » chestertonien.
Dans nos démocraties modernes, la femme a le droit de vote, elle a le droit de travailler et occupe des postes à tous les niveaux, y compris dans les institutions gouvernementales. Cela est juste et, certainement, bon. Néanmoins, il faut prendre gare à ne pas enfermer la femme dans l’idéal masculin qu’est le travail. Il faut permettre à la femme de pouvoir être généraliste et spécialiste sans devenir esclave ; et il faut aussi proposer à l’homme d’être spécialiste et généraliste. Ainsi l’Homme pourra être complet.