Les Alternatives Catholiques

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Atelier de formation | Laboratoire d'action – Café & Coworking "Le Simone" à Lyon

Charles Péguy et la prostitution. Limite et politique.

    Ce texte est issu d’une intervention lors de la Nuit Péguy, organisée à Lyon par le Collège Supérieur, dans la nuit du 5 au 6 septembre 2014. On pourra se contenter de lire directement le texte de Charles Péguy. J’ai essayé de l’éclairer d’une médiation sur le rapport entre la politique et la limite, dans la lignée de l’antipolitique

             Prostitution : transformer ce qui relève du don en ce qui relève de l’échange, ou dans le vocabulaire de Péguy, le qualitatif en quantitatif. Péguy emploie le mot « pro-stitution » avec toute sa profondeur sémantique : ce qui met devant les yeux, ce qui exhibe, mais ce faisant ce qui substitue la réalité d’une chose par une autre, et ce faisant qui destitue cette chose. Il faut en faire une analyse phénoménologique plus que morale : mise en avant qui cache et avilit.

          La prostitution est un schème politique central chez Péguy, qui dessine en creux la « révolution sociale » à laquelle il aspire : une politique du don, contre les trafics. La « révolution sociale » est une révolution phénoménologique : elle consiste à sortir de la manière de voir le monde que Péguy appelle prostitution, et qui consiste à tout mesurer par l’argent. Ainsi, dire que le monde moderne repose sur la prostitution est une idée très précise pour Péguy. Ce n’est pas une condamnation morale[1], mais bien une description phénoménologique de ce monde moderne. Le monde moderne réside dans un certain regard sur les choses, qui les transforme en choses échangeables, donc quantitatives, donc homogènes, donc identiques.

             Une logique à l’œuvre, qui s’appelle l’argent, qui est l’opérateur de cette prostitution.

             L’argent est décrit comme une clôture : « L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde ». On croirait entendre Heidegger ! Sauf que Péguy est ici plus précis dans sa description de la métaphysique à l’œuvre dans le monde moderne. Elle ne découle pas seulement de l’essence de la technique, mais de l’argent, qui est une technique particulière, qui est la technique de transformation des choses en produits échangeables. Et ainsi Péguy est plus précis que le sera Bernanos par la suite, qui limitera le monde moderne à la technique.

        Cette clôture procède d’une réduction opération phénoménologique essentielle, si l’on en croit Jean-Luc Marion. Réduction de la totalité à l’argent : « le monde moderne, où l’argent est tout »[2]. « Parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude »[3].

               Le problème de philosophie politique : quelle place pour la notion de limite ? L’argent est à la fois maître sans limite[4], et il introduit une certaine mesure. Péguy propose-t-il de limiter l’argent ? Ce serait un compromis absurde : limiter la limite. Le paradoxe c’est que l’argent est illimité mais qu’il est en même temps limitant. « L’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer »[5].

LE TEXTE

« Je l’ai dit depuis longtemps. Il y a le monde moderne. Ce monde moderne a fait à l’humanité des conditions telles, si entièrement et si absolument nouvelles, que tout ce que nous savons par l’histoire, tout ce que nous avons appris des humanités précédentes ne peut aucunement nous servir, ne peut pas nous faire avancer dans la connaissance du monde où nous vivons. Il n’y a pas de précédents. [Pour la première fois dans l’histoire du monde les puissances matérielles ont été toutes ensemble refoulées non point par les puissances matérielles mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre[6]. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne elles ont reculé sur toute la ligne.] Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure.

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.

Il a ramassé en lui tout ce qu’il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c’est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.

Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.

L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.

C’est un cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux que si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps ; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.

De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.

Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers, (et peut-être et souvent le même), de cette universelle interchangeabilité.

Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable.

Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude ».

Extrait de la Note conjointe sur la philosophie de monsieur Descartes.


[1] Contrairement à ce que semble penser Philippe Grosos dans « La tentation Jacobine », in Péguy Philosophe, Paris, La Transparence, 2005. Péguy dit explicitement : que « cette immense prostitution du monde moderne […] ne vient pas de la luxure » (p. 1456).

[2] Victor-Marie, comte Hugo, p.168.

[3] Note Conjointe, p.1456.

[4] « Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure », Note Conjointe, p.1455.

[5] P. 1456

[6] Triple répétition dûe à Péguy lui-même.

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