Les Alternatives Catholiques

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Histoire d’une « bonne mort »

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Publié le 1 novembre 2013 2 commentaires

Voici un petit compte rendu d’un petit topo que nous a donné Marianne l’an dernier concernant l’histoire de l’euthanasie.

 

« Ne me console pas de la mort. J’aimerais mieux, en vivant sur la glèbe, être aux gages d’autrui chez un homme pauvre et sans ressources, que de régner sur le peuple évanoui des morts. »

Qui parle ainsi ? C’est Achille dans l’Hadès, celui qu’Ulysse félicite d’être éternellement heureux, parce qu’il a eu une belle mort, euthanatos. Revenons un peu en arrière : sommé de choisir entre deux types de mort, Achille avait refusé de mourir tranquillement entouré des siens, préférant le sacrifice sur le champ de bataille, dans la fleur de la jeunesse. Quel rapport avec notre sujet ? Quel lien y-a-t’il entre l’euthanasie, la mort subie sur le lit d’hôpital et le combat du fils du Pelée ? Aucun, et c’est bien ce qui nous intéresse. En choisissant un terme grec, en l’entourant des concepts mous de « dignité humaine » ou de « droit à mourir dans la dignité », les défenseurs de l’euthanasie veulent nous faire croire que la mort qu’ils défendent est celle que défendaient les anciens sages, qui voulaient mourir dignement, librement, en choisissant la mort de préférence à la déchéance, à la misère, à la souffrance. On nous parle de ces anciens épicuriens qui préféraient le poison à la souffrance, de ces vieux stoïciens qui préféraient l’épée à l’humiliation. Or je me propose de montrer, dans ce court exposé, que cette référence aux anciens est une parfaite hypocrisie.

Voyons donc ce qu’il en est de la belle mort, ou de la bonne mort, d’abord chez les grecs. C’est tout d’abord celle qui fauche le héros dans la fleur de l’âge, alors qu’il fait librement, sur le champ de bataille, le sacrifice de sa jeune vie à la patrie qu’il défend. « Il meurt jeune, celui que les dieux aiment », dit le poète Ménandre. La dignité chez les grecs consiste à affronter la mort alors qu’on est dans la force de l’âge, à la choisir de préférence à l’humiliation.

Cette belle mort est sanglante et publique, elle se fait sous les yeux des autres guerriers. Arrêtons nous déjà un instant ici pour apprécier la différence entre cette dignité-là et celle que défendent les partisans actuels du « droit à mourir dans la dignité » : d’un côté la jeunesse librement offerte pour la cité, de l’autre, la société qui tue honteusement ses vieillards, dans le secret de l’hôpital. Il est intéressant de noter que, dans l’Iliade, si la mort du jeune homme est une belle mort, l’assassinat du vieillard est présenté comme obscène, laid, l’inverse de la belle mort.

Lamentations de Priam, chant XXII :

« A un jeune guerrier, tué par Arès, il convient sans réserve de rester étendu. Jusque dans la mort, tout en lui reste beau. Mais quand les chiens outragent la tête grise (…) c’est assurément là le spectacle le plus pitoyable qui puisse s’offrir aux malheureux mortels. »

Hâter la mort du vieillard, c’est inverser l’ordre des choses, pour un grec. En effet la belle mort est celle qui marque les esprits des vivants, et assure la survie en gloire du défunt. La mort terrifiante pour un grec est la mort obscure, laide, anonyme, la mort sans témoin et sans combat. Inutile de pousser plus loin, le parallèle avec la chambre d’hôpital, il est presque trop facile. Voilà pour la digne mort chez les grecs.

Cependant pour un grec la belle mort n’empêche pas le mort de sombrer dans l’Hadès, lieu de l’éternel Oubli. La survie en gloire est pour les vivants, et non pour les morts, comme le souligne bien Achille dans l’extrait de l’Odyssée avec lequel j’ai introduit mon modeste propos. Il n’en va plus de même en Occident après la Révélation chrétienne. Etudions donc ce que signifiait pour nos ancêtres « mourir dans la dignité ». Tout d’abord, la mort est pressentie, consciente. Des héros de la table ronde, jusqu’à ceux de la Fontaine, le mourant, « sentant la mort venir », appelle sa famille, ses amis, se couche, règle ses dernières affaires, et meurt. Là est la mort digne. Notons encore l’abîme qui sépare cette mort de celle que défend Jean-Luc Romero. La mort est consciente, et elle est publique. Pour Romero au contraire est digne celui qui meurt dans la double solitude de l’inconscience, et de la chambre d’hôpital. Au contraire le Moyen-âge avait développé ce que l’on a appelé les artes moriendi, c’est-à-dire les « «arts pour mourir ».

On retrouve, à partir du XVème siècle, des gravures qui mettent en scène de « bonnes morts », cette fois au sens chrétien du mot. Sur ces gravures, on peut voir les forces du bien et du mal qui se disputent l’âme du mourant au moment de son agonie. L’agonie est le moment où se décide le salut ultime d’une âme : on présente au mourant l’intégralité de sa vie, et selon l’attitude qu’il aura à cet égard, son âme sera ou non admise au Paradis des Bienheureux. L’agonie est donc le moment cruciale, qu’il ne faut surtout pas esquiver. C’est d’ailleurs pourquoi on trouve encore dans la Liturgie des heures une prière pour ne pas être privé de son agonie. Comme chez les grecs, mais dans un sens nouveau, la mort est l’accomplissement de la vie, le terme auquel tend tout vivant. Pour le grec il s’agissait de vivre vertueux pour pouvoir mourir héroïque, pour le chrétien, il s’agissait de vivre pieux pour pouvoir mourir sage. Dans tous les cas, la mort digne est celle qui se sait le moment le plus important de la vie, celui où se joue la survie du défunt, survie dans la mémoire pour les grecs, survie dans l’éternité pour les chrétiens.

Quelle évolution observe-t-on à présent ? Reprenant une thèse de l’historien Philippe Ariès, je dirais que « la mort est devenue honteuse, frappée d’interdit ». Peu à peu, la mort se fait confidentielle, elle n’est plus publique, comme chez les grecs, mais se retranche, d’abord dans la sphère familiale, puis dans l’anonymat de l’hôpital. Il s’agit peu à peu d’éviter la violence de la mort, non d’abord au malade lui-même, mais à son entourage. La mort, devenue confidentielle, se déshumanise en se technicisant. L’hôpital devient lieu de la mort, la technique remplace le rituel : c’est le règne du tout-puissant diagnostique. Citons Ariès :

« A partir de la fin du XVIIème siècle, nous avons l’impression qu’un glissement sentimental faisait passer l’initiative du mourant lui-même à sa famille – une famille dans laquelle il avait désormais toute confiance. Aujourd’hui, l’initiative est passée de la famille, aussi aliénée que le mourant, au médecin et à l’équipe hospitalière. »

La mort devient tabou : on peut observer également ce phénomène dans la diminution et la déritualisation des pratiques du deuil, qui sont passées du rayon spiritualité au rayon « coaching bien-être » de la Fnac. L’euthanasie est ici l’aboutissement logique de cette évolution qui prive le mourant de sa propre mort, et en fait une décision presque honteuse du médecin, décision clandestine destinée à éviter le scandale d’une mort longue, douloureuse, bruyante. En débranchant simplement un tuyau, c’est la mort elle-même qu’il faut nier. Pour Ariès, cela est la contrepartie logique d’une société qui fait en permanence la publicité du bonheur individuel et instantané. Ainsi l’attention est déplacée, on parle moins du mourant, qui est déjà perdu pour cette société, que de sa famille. Le mourant est mis sous tutelle, et la décision revient à ses proches, suspendus cependant au sacro-saint diagnostique du médecin. On observe dans notre société un certain refus de parler de la mort : on parle de décès, de disparition, et le comble de l’hypocrisie se révèle bien dans ce terme d’euthanasie, qui masque la réalité qu’il désigne en s’abritant sous des sonorités grecques, dont on a prouvé je crois qu’elles relevaient d’une mascarade. Dans l’euthanasie, le mourant est privé de sa mort, ce qui est exactement le contraire de la bonne mort chez les grecs, comme chez tous nos ancêtres. Rappelons que la pire mort est la mort anonyme et solitaire, inconsciente. L’actuel candidat à l’euthanasie est privé à la fois de la connaissance de sa mort, et de sa dimension publique, qui étaient jusqu’à présent les conditions sine qua non de la bonne mort. En effet la publicité de la mort inscrivait le défunt dans une continuité sociale. Ici au contraire, c’est bien la société qui se débarrasse de ses morts, au lieu de les célébrer. La mort en effet n’est pas seulement l’affaire de l’individu, mais celle de la société toute entière. Qu’est-ce qu’une culture, sinon une continuité des générations assurée par-delà la mort des particuliers ? Toutes les cultures ont organisé un rapport à la mort, dans la mesure où c’est également le rôle de la culture que de façonner le rapport à l’inconnu, d’humaniser l’étrange afin de permettre la vie. En un sens l’euthanasie est un moyen comme un autre d’humaniser la mort, de la rationnaliser, de l’aménager. Par la technique, c’est bien une façon de prendre en charge l’inconnu, de le maîtriser. Cependant cette prise en charge de la mort est pour les vivants, et non pour les morts. Notre culture est la première à évacuer complètement la question du mort lui-même des préoccupations sociales. La mémoire pour les grecs, l’éternité pour les chrétiens, humanisaient la mort pour le mourant lui-même, l’euthanasie, elle, est tournée vers les survivants, la famille, mais également tout le corps social, en faisant comme s’ils n’étaient pas eux aussi des mourants en sursis. Elle est ainsi une non-réponse à la question de la mort, une manière de l’éluder. La dignité qu’elle propose n’est que celle de l’oubli. La mort pour les partisans de l’euthanasie n’est pas belle, elle n’est pas un passage vers autre chose, elle n’est qu’un moment laid et obscène qu’il faut hygiéniser et faire oublier. C’est la mort répugnante de Mme Bovary. Le bon mort, alors, c’est celui qui ne réclame pas son droit à vivre pour lui-même sa propre mort, celui qui ne brise pas le tabou d’une société qui refuse de considérer la mort en face. Citons encore Ariès :

« Là où nous sommes tentés de ne voir qu’un escamotage, les sociologues nous montrent la création empirique d’un style de mort où la discrétion apparait comme la forme moderne de la dignité ».

Les mourants ne veulent pas déranger, ils doivent mourir sans plainte, silencieusement, sans heurter la sensibilité de leurs descendants. Je vous renvois à un recueil d’articles rédigés par des sociologues américains, The Dying Patient, qui montre bien que ce qui est refusé de nos jours, c’est moins la mort que le mourant, parce que ce dernier dérange les vivants, au contraire du mort, que l’on pleure dans l’intimité, et qui ne dérange plus. Comprenons bien le sens de mon propos. Les partisans du droit à mourir dans la dignité défendent au contraire un droit à mourir dans la discrétion. Cela signifierait-il que celui qui souffre n’est plus digne ? Si l’euthanasie permet de « mourir dans la dignité », celui qui meurt laidement d’une mort naturelle est-il indigne ? Sans doute, en tous cas, il n’est pas discret. Pourtant Ulysse hurle et pleure quand meurt Patrocle. Roland se « déchire la poitrine » au souvenir de ses compagnons perdus, et voyant sa propre mort approcher. Pour Jean-Luc Romero, ce comportement n’est sans doute pas très digne, on aurait préféré que Patrocle et Roland meurent dans la dignité, c’est-à-dire dans le silence.

GORER, the Pornography of death, and The Dying Patient
VERNANT, L’Individu, la mort, l’amour
ARIES, Essais sur l’histoire de la mort en Occident
LEGENDRE, L’Inestimable Objet de la transmission

Administrateur

2 thoughts on “Histoire d’une « bonne mort »”

  1. Magnifique, Marianne. À propos de la mort honteuse, ce commentaire entendu naguère d’un architecte qui devait intervenir pour des travaux sur un hôpital moderne:

    « Avant, les morts quittaient l’hôpital par la grande porte, en convoi funèbre. Maintenant, on les évacue par la porte de derrière, celle qui donne sur la cour, avec les poubelles… »

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