Le prophรจte inutile, lโArche inutileย
(Notes brรจves sur Iย Samuel, ch. 1 ร 7ย [1])
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Lโhorizon prophรฉtique
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Aprรจs tous les premiers livres, รฉducateurs de la dรฉmission, donc aprรจs la Genรจse, qui a minรฉ les deux ambitions de toute royautรฉ des Nations, la dynastie par lโaรฎnรฉ et la possession dโune terreย ;
ย ย ย ย ย ย ย ย aprรจs lโExode, dont le gros dernier tiers est consacrรฉ ร lโArche oรน sont les Plaques de pierre de la Loi du Sinaรฏ, une Arche modeste, faite librement par les Israรฉlites dans le Dรฉsert, pour faire dโavance piรจce au Temple de Salomon, bรขti grรขce ร la Corvรฉe pharaoniqueย ;
ย ย ย ย ย ย ย ย aprรจs le livre de Josuรฉย [2], qui dรฉcrit pesamment la Conquรชte et le Cadastre quadrillant la Terre promise, pour laisser croire quโIsraรซl est une nation forte et รฉtablie, fiรจre, mais qui sโachรจve sur la terrible perspective inverse, de lโexilย ;
ย ย ย ย ย ย ย ย aprรจs le livre des Juges, qui, lui, offre le remรจde, ร savoir la Fรฉdรฉration des Douze Tribus sans roi ni centralisation…
ย ย ย ย ย ย ย ย aprรจs, si lโon veut, le petit livret de Ruth, oรน lโon voit Booz sauver une ferme dont la disparition ferait un trou fatal dans le tissu du Cadastre de Josuรฉ…
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย voici le gros paquet, la chronique des rois dโIsraรซl rรฉpartie artificielleยญment entre quatre livres, deux Samuel et deux Rois. Ce long rรฉcit obรฉit ร un schรฉma simpleย : une trilogie perverse, et donc ยซย exemplaireย ยป, celle des trois premiers rois, Saรผl, David, Salomon, antithรจse des trois Patriarches de la Genรจse, prรฉface longueยญment les vignettes dรฉvidant avec bien moins de dรฉtail la liste des rois qui leur ont succรฉdรฉ jusquโaux deux exils.
ย ย ย ย ย ย ย ย En gros, le livre Iย Samuel raconte lโhistoire de Saรผl, le livre IIย Samuel, celle de David, le livre Iย Rois, ch.ย 1 ร 12, celle de Salomon, et la suite de Iย Rois enchaรฎnant sur IIย Rois, celle des rois leurs successeurs, tous ou presque prรฉvaricateurs…
ย ย ย ย ย ย ย ย Au fil des รฉpisodes se dessine un parti politique et thรฉologiqueย : aprรจs les rois, quโil ne faudrait donc pas avoir eu, la narration met en scรจne de grands proยญphรจtes, รlie, รlisรฉe puis Isaรฏe, prรฉfรฉrables aux rois et leurs ennemis, mais auxquels il ne faudrait pas non plus trop sโattacherย ; cโest pourquoi survient au terme la reยญdรฉcouverte de la Loi dans une resserre du Templeย : or, ce retour ร la vรฉritรฉ se situe juste avant lโExil de Babel, et donc la Loi servira de viatique ร chacun en Israรซl lorsquโil sera exilรฉ ร Babel ou ailleurs chez les Nations. La Loi seule libรจre de toute domination politique (les rois) ou morale (les prophรจtes). La Loi sโadresse en effet ร chacun, ร la deuxiรจme personne du singulier, seul lieu de conscience vraieย : Tu adoยญreras… Tu ne prendras pas… et cโest en exil, soit dans le Dรฉsert des origines comme enfin retrouvรฉ.
ย ย ย ย ย ย ย ย Naturellement, les รcritures ne dรฉlivrent aucune thรฉorie du pouvoir, de la politique, de la royautรฉ, et lโon nโy trouve dโailleurs aucune dรฉfinition de quoi que ce soit. Les rรฉcits ยซย dรฉposentย ยป lentement dans la conscience du lecteur.
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Un Prologueย :ย Iย Samuel, ch.ย 1 ร 7
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Poursuivant en un sens sur la lancรฉe des Juges, les 7 premiers chapitres de Iย Samuel racontent les dรฉbuts de Samuel, une sorte indรฉcise de Juge et de prophรจte, jusquโau coup de gong qui ne se fait guรจre attendre, la dรฉcision abrupte et mortelle des fils dโIsraรซl dโavoir un roi ร lโimage des Nations (le ch.ย 8). Les รฉpisodes des ch.ย 1 ร 7 jouent le rรดle dโun vรฉritable Prologue, car ils posent les conditions de possibilitรฉ de la thรฉorie biblique de la politique-thรฉologie, au grรฉ dโanecdotes variรฉes et pittoresques ร souhait, ou plus simplement, ils tracent lโhorizon mental qui la servira.
ย ย ย ย ย ย ย ย Deux panneaux contrastรฉs forment de Prologue. Cโest lโArche qui en est lโenjeuย : les ch.ย 1 ร 3 montrent comment les fils dโIsraรซl, et nommรฉment les servants du culte, lโont oubliรฉe, voire bafouรฉe, et les ch.ย 4 ร 7 montrent comment, au contraiยญre, les Philistins, prรฉsentรฉs en ennemis jurรฉs et persรฉvรฉrants dโIsraรซl, la considรจrent avec dรฉfรฉrence. La leรงon est rude pour le prรฉtendu orgueil des Israรฉlites.ย
1. โ La disqualification dโIsraรซlย ? (ch.ย 1 โ 3)
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Samuel sera le hรฉros un peu pรขle de lโhistoire de Saรผl. Il bรฉnรฉficie au dรฉยญpart dโune belle Nativitรฉ. Le rรฉcit crรฉdite Anne, une femme, sa mรจre, dโune vรฉritรฉ israรฉlite neuve, parallรจle ร la descente aux enfers du prรชtre รli. Anne se signale par trois transgressions heureusesย : elle prie en silence, elle ne va pas ร la Fรชte annuelle, elle donne ร son fils consacrรฉ nazir un vรชtement confectionnรฉ par elle. Le silence la met devant le silence dโรฉternitรฉ de YHWHย ; la cรฉlรฉbration quโelle fera de son propre mouvement continue dans ce sens et marque en mรชme temps la disqualification dโรli qui nโa pas compris son premier silence ni devinรฉ en sa qualitรฉ de prรชtre-proยญphรจte la grandeur de cette transgressionย [3]ย ; enfin le vรชtement quโelle donne ร son fils consacrรฉ empรชche Samuel dโavoir la tunique officielle des servants de lโArche ร Silo, celle que portent les prรชtres perversย : il est comme elle tenu ร lโรฉcart des autoritรฉs morales dโIsraรซl, autoritรฉs perverties, comme on le voit.
ย ย ย ย ย ย ย ย Parallรจlement, en effet les prรชtres sont ร lโรฉvidence disqualifiรฉs, รli pour couยญvrir ses fils, et ceux-ci pour leurs sacrilรจges rรฉpรฉtรฉs. LโIsraรซl de vรฉritรฉ est rรฉfugiรฉ dans ce beau Dรฉsert de lโhumanitรฉ quโest la femme.
ย ย ย ย ย ย ย ย Plus subtil, le lecteur qui attend de grandes choses de ce Samuel privilรฉgiรฉ sera (devrait รชtre, en bon lecteur) relativement dรฉรงuย : le message condamnant รli et ses fils quโil reรงoit la fameuse nuit des rรฉveils intempestifs (que le prรชtre รli nโa pas su deviner…) a รฉtรฉ prรฉvenu, comme dรฉmonรฉtisรฉ, par la bien plus longue prophรฉtie de lโhomme de Dieu (ch.ย 2, v.ย 27-36). Cโest lร une premiรจre ombre jetรฉe presque inยญsensiblement sur le rรดle des Prophรจtesย : car dรฉjร , lโhomme de Dieu est un Israรฉlite orยญdinaire mais vrai en sa religion, ce qui veut dire quโun fils dโIsraรซl ordinaire, chacun en somme qui fait la Loi, prophรฉtisera, dira le vrai ; dโautre part, ce vrai passe par la confession des crimes dโIsraรซl que ceux des prรชtres amรจnent ร leur point sans reยญtour. Sans la confession, Israรซl nโest rien, ce qui sera vรฉrifiรฉ au terme de la seconde aventure. Autoritรฉs, orgueil possible, rien ne sert Israรซl.
ย ย ย ย ย ย ย ย Il est notable que la prise de lโArche ne soit pas annoncรฉe, alors que ce sera la piรจce maรฎtresse du drame ร venir. Cโest que ce volet du Prologue refuse par dรฉยญcence de mรชler lโArche aux vilenies dโIsraรซlย [4], prรฉvoyant quโelle sera mรชlรฉe mais tout autrement aux apparentes horreurs des Philistins, et alors avec une complaiยญsance rabelaisienne…
ย ย ย ย ย ย ย ย Le prรชtre รli reprend ses deux fils, mais ne les sanctionne pas, et plus loin, il ne rรฉagit aucunement ร la terrible remontrance de lโhomme de Dieuย [5].
ย ย ย ย ย ย ย ย Au passage, on voit quโil ne faut pas isoler la dite ยซย vocationย ยป de Samuel comme un bel exemple. Il nโest quโun instrument, dรฉjร inutile รฉtant donnรฉ la prรฉcรฉยญdenยญte annonce de lโhomme de Dieu, et il nโa pas immรฉdiatement perรงu la Voix, pas plus quโรli. Surtout, pour rendre justice ร lโรฉpisode, il faut poursuivre la lecture jusquโร la rรฉvรฉlation du chรขtiment, sans sโarrรชter comme le Lectionnaire sur un exยญtatique ยซย Parle, ton serviteur entendย ยป, trรจs รฉdifiant mais ร faux. En dรฉpit du dรฉsir quasi invincible dโen trouver, il nโy a aucun personnage exemplaire dans la Bible, mais des rรฉdactions littรฉraires, maรฎtresses de la lecture.
2.ย โ La vรฉritรฉ dโIsraรซl chez les Philistinsย ? (ch.ย 4 โ 7)
ย ย ย ย ย ย Lโรฉpisode qui arrive est un superbe tableau, haut en couleur,… long, uniยญfiรฉ, tout rempli de lโArche (sauf…), et le lecteur nโest pas distrait. Deux batailles livrรฉes contre les Philistins servent de fermoir, lโune perdue au dรฉbut, lโautre gaยญgnรฉe ร la fin. La premiรจre, une dรฉfaite, rend vain le nom de la pierre votive, Pierre du secours (de YHWH), quand la seconde, ร la fin, magnifiera au contraire ce mรชme nom par la victoire.ย
Une affaire caricaturale (ch. 4 ร 6)
ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย ย Or, la premiรจre est perdue ร cause de lโoubli de lโArche, irrรฉparable aussi bine, et quand on la met enfin en tรชte de lโarmรฉe, elle est prise par les Philistins. Dรฉjร , les Philistins lโont aperรงue et ont rรฉcitรฉ un catรฉchisme israรฉlite parfait, se souยญvenant de lโExode, de la grandeur du Nom de YHWH, tout ce quโont oubliรฉ les fils dโIsraรซl. Au lieu de dรฉtruire ce talisman des Hรฉbreux, mรชme quand lโArche leur apporte des calamitรฉs, ils la rรฉvรจrent, croient bien faire en lui donnant lโabri des temples de trois villes sur cinq de leur Pentapole, et pour finir, ils vont la reconduiยญre aux Hรฉbreux en forme liturgique et prophรฉtique parfaite โ au lieu de la prรฉcipiยญter ร la Mer. La complaisance du narrateur รฉtalant tout le dรฉtail souligne le contrasยญte scandaleux quโil voit entre Israรซl et les Nations.
ย ย ย ย ย ย ย ย Cela dit, voici une autre subtilitรฉ de fond majeure. Quand il sera question de rendre lโArche aux fil dโIsraรซl, lโoracle leur commandera de faire en or des images de leurs tumeurs honteuses et des rats de leur peste. Pour ces images obscรจnes cโest donc lโor qui sera sollicitรฉ. Par lร , indirectement ou mรชme assez directement il sโagira de mettre en cause les rois (on les รฉvoque, et lโon ne parlera mรชme que des princes au moment de leur retour chez eux โ ch.ย 6, v.ย 16), les rois seuls maรฎtres de lโor. Cโest lร un court-circuitย : ainsi rapprochรฉs par ce rite rรฉpugnant dโexรฉcration, le roi comme tel et ses ors comme tels sont donc dรฉclarรฉs choses en effet obscรจnes. Certes, littรฉrature de sagesse oblige, tout cela reste en arriรจre-fond, majeur mais discret, comme lโeffacement relatif du prophรจte en Samuel prรฉcรฉdemment dรฉpassรฉ par lโhomme de Dieu… Et donc passons.
ย ย ย ย ย ย ย ย Le retour de lโArche, de perfection de la part des Philistins, qui consultent lโoracle, qui sโen remettent ร Dieu (les vaches veuves de leurs petits se retourneยญront-ellesย ?…), va provoquer un clivage chez les fils dโIsraรซl. La joie de la plupart contraste avec le manque de joie ou le sacrilรจge de certains Israรฉlites, ainsi moins religieux que les Philistins, et qui en pรฉrissent โ prรฉmonition dโun รฉpisode analoยญgue lorsque David croira bien faire en rapprochant lโArche de sa propre Maison dorรฉe ร Jรฉrusalem. Ainsi le tableau cรดtรฉ Israรซl sโassombrit., alors quโon pouvait attendre une restauration immรฉdiatement acquise, en tout cas directement opposรฉe aux crimes du dรฉbut.
ย Un solde inattendu (ch.ย 7)
ย ย ย ย ย ย Or, la situation va se modifier dโune faรงon inattendue et trรจs habile. Saยญmuel profite de lโoccasion, mรชme sโil sโest รฉcoulรฉ vingt ans depuis le retour de lโArยญche, pour porter la lumiรจre jusquโau fond du crime des fils dโIsraรซl, leur idolรขtrie, que leur oubli de lโArche naguรจre et lโhรฉsitation rรฉcente ont manifesยญtรฉe. Il demande et obtient leur conversion, et ils renoncent en effet ร leurs idoles (ch.ย 7, v.ย 1-4). Mieux, รฉpisode plus que bref au regard de ce quโil apporte de dรฉcisif, ils disent ร haute voix leur crime, Nous avons pรฉchรฉ ร YHWH (ch.ย 7, v.ย 6). Or, par le jeu dโun symbole renvoyant aux misรจres du dรฉbut (ch. 4), cโest cet aveu qui va permettre de donner ร Israรซl la victoire sur une agression des Philistins, arrivant ร point pour rimer avec la premiรจre affaireย [6]. La vรฉritรฉ de la conscience de chacun en Israรซl passe par la confession de son mal, dont lโobsession de la royautรฉ dans les รcritures rรฉvรจle que cโest la volontรฉ de puissance โ elle est en chacun.
Jacques Cazeaux ย
15 Novembre 2016
[1]. Ces pages supposent que leur lecteur sโest dโabord fait lecteur du Texte.
[2]. ร partir de Josuรฉ des bibles donnent aux divers livres le titre de ยซย Livres historiquesย ยป, inยญduisant chez le lecteur une perspective linรฉaire et objective, cadrรฉe par la chronologie ยซย absoยญlueย ยป, alors quโil sโagit des ยซย Premiers Prophรจtesย ยป, cโest ร dire dโune rรฉdaction idรฉologique, reprenant certes plus ou moins des archives rรฉelles, mais les mettant en page selon une visรฉe unifiรฉe moralement par une rรฉflexion sur la politique comme entrรฉe de la religion dโIsraรซl.
[3]. Les ennemis de Jรฉsus ne comprendront pas davantage sa libertรฉ quant au Chabbat.
[4]. Les rรฉdacteurs de la Bible รฉvitent le contact mรชme purement matรฉriel, dโรฉcriture, entre la Saintetรฉ de Dieu et le crimeย : ainsi la femme de Job suggรจre ร son homme frappรฉ de ยซย bรฉnir Dieuย ยป, selon la lettre du texte, mais chacun sait quโelle lui dit de ยซย maudireย ยป, ce qui entraรฎยญnerait quโil soit foudroyรฉ et en finirait. De mรชme dans lโรฉvangile on lit selon le texte grec Vous ne pouvez Dieu servir et Mammonย ยป, oรน le simple mot ยซย servirย ยป met une cloison toute maยญtรฉrielle mais รฉtanche entre Dieu et lโimpur Mammon.
[5]. On y aura perรงu lโironieย : en conclusion lโhomme de Dieu annonce que les fils dโรli deยญvront mendier un pain chichement donnรฉ, et cโest par le jeu du talion moral le revers de leurs abus portant sur la graisse des sacrifices (Iย Samuel, ch.ย 2, v.ย 36).
[6]. Il serait vain de sโinterroger en psychologie objective des peuples pour se demander comยญment les Philistins, si braves chrรฉtiens aux ch.ย 5 et 6, deviennent ennemis dโIsraรซl au ch.ย 7. La narration prophรฉtique se sert de ยซย fiches ยซย prรฉexistantes pour son Idรฉe, et non avec le souci de la vraisemblance.