Les Alternatives Catholiques

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Jésus, un homme politique ? (3)

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Publié le 12 juillet 2016 Aucun commentaire

L’avènement du Messie et la chute des idoles politiques

 

Après avoir montré les erreurs de perspective du livre de Reza Aslan et rappelé les principes du témoignage de l’Église sur le Christ, indissociable de l’expérience d’une rencontre personnelle avec le Ressuscité, il nous reste à montrer comment une lecture précise des Évangiles peut faire émerger la dimension politique réelle de l’enseignement et des actes de Jésus – ou peut-être son absence.

 

Pilate rédigea aussi un écriteau et le fit placer sur la croix. Il y était écrit : « Jésus le Nazôréen, le roi des Juifs ». Cet écriteau, beaucoup de Juifs le lurent, car le lieu où Jésus fut mis en croix était proche de la ville, et c’était écrit en hébreu, en latin et en grec. Les grands prêtres des Juifs dirent à Pilate : « N’écris pas : “Le roi des Juifs”, mais : “Cet homme a dit : ‘Je suis le roi des Juifs’.” » Pilate répondit : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit. » (Jn 19,19-22)

 

Du procès de Jésus et des débats entre Pilate et les autorités religieuses émerge bel et bien un questionnement politique, Reza Aslan l’a constaté après tant d’autres. Toutefois, comme nous l’avons suggéré, adopter le seul point de vue de Pilate, ou même le seul point de vue des Saducéens, fût-il plus ancré dans la dimension religieuse de la prédication du Christ, c’est réduire l’identité du Christ à ce qu’en ont saisi ceux qui l’ont combattu sans l’avoir compris (ou parce qu’ils ne l’ont pas compris). Les échanges entre Jésus et Pilate manifestent précisément l’incertitude qui peut saisir le pouvoir politique le plus violent face à un homme qui se place sur un terrain apparemment tout à fait autre : « mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36), « tu n’aurais aucun pouvoir sur moi, si cela ne t’avait été donné d’en haut » (Jn 19, 11).

Nous commencerons par dire quelques mots des enjeux du procès de Jésus, qui semble porter la charge politique la plus évidente, avant de reprendre à grands traits l’histoire du peuple juif sous l’angle politique et les attentes que Jésus assume en les accomplissant. Nous pourrons alors précisément revenir sur la manière dont Jésus, par sa vie et sa mort, oblige à reprendre à frais nouveaux toute perspective politique trop superficielle (ce qui englobe peut-être beaucoup de projets…). Nous nous appuierons en particulier sur les conférences données par Jacques Cazeaux en novembre dernier aux Alternatives catholiques, sur les rapports entre Bible et politique.

 

Le parcours d'un roi ? (basilique de Nazareth)
Le parcours d’un roi ? (basilique de Nazareth)

 

1. Le procès de Jésus

 

C’est lors du procès de Jésus que la question de sa royauté paraît la plus directement abordée, même si, comme nous le verrons, elle est en réalité présente de façon beaucoup plus large, en particulier lorsque Jésus s’efforce d’échapper à la foule qui veut le faire roi (Jn 6, 15) – ce qui n’est pas exactement le reconnaître comme roi (Jésus refuse de la même façon d’être proclamé Messie par les démons qu’il expulse, car ce n’est pas à eux, et pas à ce moment-là, de le faire).

Trois instances sont présentes dans le procès de Jésus et lui donnent une très forte dimension politique.

Tout d’abord, il y a Hérode (sans doute Antipas), fils d’Hérode le Grand : il dirige une partie seulement du territoire de son père, englobant la Galilée, mais sans avoir pu récupérer le titre de roi de son père. Il est donc naturellement intéressé au procès d’un homme qui a arpenté ses terres et causé bien des mouvements de foule. Toutefois, il ne s’intéresse à Jésus que comme successeur de Jean le Baptiste, qu’il a fait décapiter alors même qu’il aimait parler avec lui, et pour voir de quoi cet homme est capable : Hérode, en voyant Jésus, fut tout joyeux ; car depuis assez longtemps il désirait le voir, pour ce qu’il entendait dire de lui ; et il espérait lui voir faire quelque miracle (Lc 23, 8). Peu importe donc pour lui l’identité réelle de Jésus, seul le spectaculaire l’intéresse. Ce petit souverain n’a aucune stature de chef d’État et les enjeux politiques semblent totalement absents de la rencontre – signe qu’il y a une crise sérieuse du côté de ce faux monarque, aspirant à régner sur Israël mais incapable de reconnaître son véritable roi.

À côté de ce pouvoir politique incertain, Ponce Pilate est un personnage beaucoup plus décisif. Face au prétendant Hérode, il représente le conquérant extérieur, dominant par la force. Connu par les historiens et un texte contemporain de Philon d’Alexandrie, il s’est fait remarquer pour sa brutalité – ce qui incite certains à croire que le récit évangélique n’est pas recevable, tant Pilate y paraît hésitant. Le déroulement du récit apparaît toutefois un peu plus complexe, sans entrer dans le débat sur l’historicité de chaque fait rapporté (certains rejettent en bloc toute l’historicité du quadruple témoignage des Évangiles, pourtant remarquablement proches, au nom d’une approche historique qui n’est pas toujours dénuée de préjugés ou de perspectives biaisées). À vrai dire, le personnage de Pilate est marqué par deux traits simultanés : face à Jésus, il semble hésiter, être surpris, mais en tant qu’homme de pouvoir face à la foule et face aux Juifs, il retrouve des réflexes de tactique politique particulièrement opportunistes.

L’attitude de dédain du personnage au début du procès peut tout à fait correspondre aux quelques traits de personnalité identifiables de cet homme de pouvoir à un poste à la fois relativement obscur et particulièrement sensible, dans une région excentrée mais très agitée (et où les Romains, quelques décennies plus tard, auront à faire face à la plus violente révolte jamais rencontrée par l’Empire). Contrairement à ce que peut suggérer Reza Aslan, rien ne s’oppose à ce qu’il soit surpris et pris de court par la confrontation avec celui qui n’apparaît justement pas comme un zélote ordinaire, vitupérant jusqu’au bout contre Rome (ou peut-être passif et abattu par son échec). Jésus ne se plaint pas mais il ne l’agresse pas non plus et l’on peut concevoir que cela finisse par intriguer si ce n’est déstabiliser Pilate.

Quoi qu’il arrive, néanmoins, il fait montre d’une belle faculté d’opportunisme politique dans sa manière d’utiliser le procès pour asseoir le pouvoir de Rome contre les autorités juives. Alors que celles-ci lui font remarquer que l’existence d’un roi est une atteinte à l’empereur, et risque donc de nuire à Pilate lui-même (« Si tu le relâches, tu n’es pas ami de César : quiconque se fait roi, s’oppose à César » : Jn 19, 12), il finit par retourner le rapport de force en leur renvoyant l’identité de Jésus comme roi des Juifs : il les conduit ainsi à rejeter l’idée qu’ils ont un roi et à proclamer de façon inouïe, contre l’aspiration de toujours d’Israël à l’autonomie, leur acceptation de l’autorité romaine (« Nous n’avons d’autre roi que César » : Jn 19, 15). L’inscription placée sur la croix apparaît dès lors comme un message à la fois ironique et violent à l’adresse de toute personne qui souhaiterait revendiquer la royauté sur Israël, contre Rome.

Dans ce rapport de pouvoir et ce jeu de dupe en quoi semble consister la politique, Pilate fait preuve d’un certain talent et c’est sur Jésus, crucifié, que le piège se referme. A-t-il donc échoué à se faire reconnaître comme roi d’Israël ? En réalité, ce que le procès a montré, c’est l’échec des adversaires de Jésus à reconnaître ce que signifie réellement, pour Israël, avoir un roi. Sa mort proclame en réalité sa royauté, mais d’une façon aussi paradoxale que le refus du grand prêtre de reconnaître Jésus comme le Messie : en effet, il déchire ses vêtements en criant au blasphème parce que Jésus se reconnaît comme le Messie, oubliant que la loi interdit précisément au grand prêtre de déchirer ses vêtements. Ce faisant, et comme sans le vouloir (il a déjà semblablement prophétisé sans en être conscient sur le sens du sacrifice de Jésus en Jn 11, 51), il abandonne sa charge devant le grand prêtre véritable.

Cette troisième instance partie prenante du procès de Jésus est également très politique : la classe sacerdotale est totalement dépendante de Rome, qui conserve les vêtements du grand prêtre et ne les concède que pour la cérémonie annuelle d’expiation ou le grand prêtre doit entrer dans le Saint des Saints (Yom Kippour). Les grands prêtres successifs sont ainsi entièrement à la merci de Rome et tentent de composer avec l’envahisseur pour garder une influence tout autant politique que religieuse, et par ailleurs lucrative, tant le fonctionnement du Temple génère de revenus. C’est cet amalgame que dénonce le geste prophétique de Jésus chassant les marchands du Temple, c’est ce pouvoir qui se sent menacé par l’émergence d’un prophète que le peuple suit – c’est en réalité ce sacerdoce dévoyé que Jésus atteint dans son fondement même, comme le développe la lettre aux Hébreux qui montre que le seul vrai grand prêtre ne peut être que Jésus Christ. En renonçant à servir Dieu, en se partageant les charges de façon tournante, la classe sacerdotale au pouvoir a vidé sa fonction pourtant cruciale pour le salut de tout le peuple. Leur aveuglement fait que la royauté divine de Jésus ne peut apparaître que comme un scandale alors qu’ils devraient être les premiers à l’attester.

De quelle royauté s’agit-il donc ? Pour le voir, il faut reprendre l’histoire d’Israël, en se souvenant qu’aller à Jésus avec le seul Évangile, selon saint Ambroise, c’est y aller à cloche-pied, ou que l’ignorance des Écritures, selon saint Jérôme, c’est l’ignorance du Christ.

 

Saint Jérôme s'efforçant de ne pas ignorer le Christ.
Saint Jérôme s’efforçant de ne pas ignorer le Christ.

 

2. Le roi d’Israël ?

 

Issu des trois patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, mais constitué en un peuple de douze tribus se répartissant le territoire (il faut encore y ajouter les lévites, qui n’ont pas de territoire propre), Israël oscille au cours de son histoire entre un modèle politique tourné vers une monarchie où un fils aîné succède à son père à la tête d’un royaume qui se définit par la possession d’une terre, ou l’organisation décentralisée d’une fédération de douze tribus à la fois solidaires mais autonomes.

En réalité, aucun de ces deux modèles politiques n’a jamais véritablement fonctionné au point de pouvoir être érigé comme un modèle à suivre. L’histoire même d’Israël, relue rétrospectivement dans l’élaboration des Écritures, montre même le refus répété d’idéaliser l’un de ces modèles. Les patriarches, à qui Dieu promet une terre et assure une descendance, comme l’histoire de la naissance d’Isaac le montre de façon éclatante, ne peuvent être considérés comme des figures royales : la possession de la terre n’apparaît que très relative et passagère (à l’exception de la grotte et du champ achetés par Abraham pour assurer que Sarah, lui-même et leurs descendants, pourraient y avoir leur sépulture de façon définitive : Gn 23) et la succession de père en fils ne cesse de poser problème : Isaac est offert à Dieu en sacrifice, Jacob usurpe le droit d’aînesse d’Ésaü… Quant à Joseph, qui gouverne l’Égypte, il n’est ni l’aîné ni le dernier d’une fratrie au sein de laquelle sera finalement distingué Juda (Gn 49, 8-12), et la bénédiction que Jacob adresse à ses petits-fils, Éphraïm et Manassé, en croisant les mains pour bénir le cadet de se main droite, est elle aussi paradoxale (Gn 48, 13-20).

Certes, il ne s’agit pas de personnages évoqués directement comme des rois d’Israël. Mais le tableau est loin d’être plus fameux avec les véritables rois d’Israël. Alors que ce peuple s’était distingué des autres par le refus d’avoir un roi et son organisation en une fédération de tribus, avec l’intervention ponctuelle de juges pour sauver le peuple de crises, voici qu’il finit par demander à Dieu un roi pour faire précisément « comme les autres nations » (1 S 8, 5). Dieu accède à cette demande par le biais de Samuel, mais les trois rois qui se succèdent alors n’apparaissent en rien comme des modèles. Le premier roi, Saül, est mélancolique jusqu’à la folie et subit des accès de rage suivis de moments de prostration. David, devenu roi après avoir servi Saül puis lutté contre lui, montre plus de foi, mais il est aussi capable d’utiliser à son avantage l’appareil d’État pour faire tuer Urie et épouser la femme de celui-ci, Bethsabée. Il est également contesté au point de subir la rébellion de son propre fils, Absalon. Quant à Salomon, fils de David et Bethsabée, il apparaît certes comme un modèle de sagesse, à qui l’on attribue la paternité de tous les livres sapientiaux : pourtant, avant même de sombrer dans le polythéisme à cause de ses très nombreuses épouses, dont il avait laissé s’exercer les cultes en face de Jérusalem, sur le mont de la Désolation, il fait construire un temple fastueux qui reprend à l’Égypte le faste orgueilleux qu’Israël devait avoir laissé derrière lui. Il épouse du reste la fille de Pharaon. Nulle surprise qu’à sa suite le royaume soit irrémédiablement divisé en deux, un royaume du Nord bientôt balayé par les grandes puissances voisines, tandis que le royaume du Sud avec ses deux tribus, autour de Jérusalem, finira par sombrer lui aussi après une succession de rois essentiellement impies et incapables. Les douze tribus s’en sont trouvées dispersées à jamais et malgré plusieurs tentatives après le retour d’exil, notamment à l’époque des Maccabées, le peuple d’Israël ne pourra retrouver d’unité et d’autonomie politique.

Qu’en conclure ? Que le seul roi que mérite Israël, ainsi que Yotam l’affirme dans une fable au livre des Juges (Jg 9, 7-15), ce n’est ni le figuier, ni l’olivier, ni la vigne (riches pourvoyeurs de fruits, d’huile ou de vin de la Terre promise), mais le buisson d’épines, d’où sortira un feu destructeur (une lecture allégorique faisant apparaître ici la figure du Crucifié couronné d’épines et venant jeter un feu sur la terre, est naturellement tout à fait pertinente). Pour aller plus loin, il apparaît qu’à travers l’échec de la royauté, Dieu éduque son peuple. En effet, il se révèle le seul vrai roi, mais c’est pour détruire toute notion de royauté, pour que les hommes renoncent à tout désir désordonné de pouvoir et de richesse. À l’opposé d’une théocratie, l’histoire d’Israël révèle de façon paradoxale ou négative que Dieu assume tous les idéaux de son peuple pour les détruire en lui : si Dieu seul est roi, c’est qu’il n’y a pas de roi. Il ne peut donc y avoir de lecture théocratique de la Bible : elle apprend bien au contraire à se déprendre des idoles, des images, des fausses gloires, pour se tourner vers Dieu seul, en tant que Dieu et pas comme projection de ses désirs idolâtriques.

On pourrait du reste montrer la même chose sur la Fédération des douze tribus, qui ne présente pas une alternative plus ou moins idéale par son anarchisme croyant mais échoue elle aussi comme projet politique, jamais réalisé, tant il répond à un équilibre complexe.

Voilà ce qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre comment Jésus peut assumer, dans la perspective des espérances d’Israël, le titre de Roi, mais comme un titre résolument paradoxal et totalement inversé.

 

Le sacrifice d'Isaac : échec au roi
Le sacrifice d’Isaac : échec au roi (basilique de Nazareth)

 

3. Royauté terrestre, royauté céleste.

 

Le rôle central et complexe de la royauté du Christ est particulièrement illustré par la première page de l’Évangile selon saint Matthieu : une longue généalogie du Christ, sur laquelle on passe souvent trop vite. Elle est pourtant riche, en dehors même du fait qu’elle pose d’emblée la question de l’identité de Jésus et son lien avec l’histoire d’Israël, depuis Abraham. Or cette longue succession est marquée par des ruptures répétées, la première étant la présence d’Abraham, qui fait donc remonter au-delà de la seule royauté davidique, alors que c’est autour de David que s’accroche la notion de royauté messianique. De plus, on note la présence de plusieurs femmes, à chaque fois pour souligner des unions douteuses ou scandaleuses : ainsi de Juda et Thamar (sa belle-fille, qui s’est déguisée en prostituée pour s’unir à lui), Booz et Ruth (la Moabite, descendante de l’inceste entre Loth et ses filles), David et Bethsabée (qui est même qualifiée uniquement de « femme d’Urie », pour insister sur l’adultère commis avec David).

De façon plus marquante encore, cette généalogie s’achève par une rupture décisive : « Jacob engendra Joseph, l’époux de Marie, de laquelle naquit Jésus, que l’on appelle Christ » (Mt 1,16). Autrement dit, au moment où l’on arrive à l’aboutissement de cette généalogie, Jésus, Joseph semble dépossédé de sa paternité par le décrochage final, qui sépare Jésus de toute cette succession généalogique. Certes, Jésus est adopté par Joseph comme son fils, mais il reste essentiellement autonome. Il en est l’héritier, l’accomplissement peut-être, mais sur un autre mode que la succession biologique de père en fils d’où l’on pourrait espérer le rétablissement d’une dynastie légitime.

Une seconde rupture significative a lieu immédiatement ensuite, puisque l’ange qui apparaît à Joseph, en miroir de l’Annonciation présente dans le texte de Luc, fait référence à la prophétie d’Isaïe, que rappelle Matthieu : « Voici que la vierge concevra et enfantera un fils, et on l’appellera du nom d’Emmanuel, ce qui se traduit : “Dieu avec nous” » (Mt 1, 23 ; cf. Is 7, 14). Dans le temps où est rappelée l’attente de la venue d’un enfant appelé Emmanuel (prophétie du reste prononcée à l’adresse d’un roi impie, Achaz), Joseph doit exercer son rôle de père en donnant un autre nom à son fils. Ce changement de nom est le signe d’un accomplissement qui apporte dans le même temps quelque chose de neuf, qui ne s’enferme pas dans le passé. Celui qui est annoncé comme « Dieu avec nous » (traduction du nom « Emmanuel ») ne l’est qu’au sens où il est aussi celui par lequel « Dieu sauve » (traduction du nom « Jésus »).

L’épisode de la naissance de Jésus et de la réaction d’Hérode, juste après cette longue généalogie, a également une charge politique considérable. Hérode est l’image du mauvais roi, illégitime (un Iduméen, au pouvoir grâce aux Romains) et tyrannique. L’arrivée des Mages fait soudain surgir devant ses yeux de vieux paranoïaque la figure d’un rival. En réalité, tout comme Jésus n’est pas à proprement parler un rival pour Pilate ou pour le grand prêtre, il n’est pas non plus appelé à remplacer Hérode. La prophétie rappelée par les scribes dit en effet : « Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es nullement le moindre des clans de Juda ; car de toi sortira un chef qui sera pasteur de mon peuple Israël » (Mt 2, 6 ; cf. Mi 5, 1-3). Les termes, qui condensent deux versets différents de Michée dans la traduction grecque de la Septante (Mi 5, 1 et 5, 3), sont importants : celui que l’on attend n’est pas un roi, mais un pasteur, un chef à la façon des juges, qui ne se levaient que pour répondre à un danger spécifique. Et ce n’est pas un chef qui va chercher la royauté à Jérusalem, sur le territoire d’une tribu, comme David qui a quitté son troupeau pour s’installer à Jérusalem, à quelques kilomètres, mais un berger qui rassemble tout Israël. Ce que le roi Hérode est amené à voir, ce n’est pas seulement la menace contre son pouvoir, de la part d’un potentiel vrai roi des Juifs (il s’est protégé de façon spectaculaire contre une lutte pour le pouvoir, en aménageant des forteresses comme Massada ou en faisant tuer certains de ses enfants) : c’est l’illégitimité radicale de tout pouvoir monarchique sur Israël, qui n’est pas ce que Dieu désire pour son peuple.

 

Massada, ou l’anti-Golgotha, où un roi monte s’enfermer pour protéger sa vie
Massada, ou l’anti-Golgotha, où un roi monte s’enfermer pour protéger sa vie

 

De fait, lorsque Jésus commence sa prédication, il n’avance pas seul mais s’entoure d’un premier cercle de douze disciples, d’origine très diverse : Jean (et donc Jacques, son frère) est proche des Saducéens, puisque c’est lui qui peut entrer et faire entrer Pierre dans la cour du grand prêtre, lorsque Jésus y est conduit pour y être jugé (Jn 18, 15-16) ; André et un autre disciple suivaient Jean le Baptiste avant de s’attacher à Jésus, en faisant également venir Pierre puis Philippe, un de leurs compatriotes, et enfin Nathanaël (Jn 1, 35-51) ; citons encore Judas dit Iscariote, terme que l’on a rapproché des Sicaires, des bandes armées fanatisées qui veulent libérer Israël au nom de la royauté absolue de Dieu, dans une attente eschatologique forte, en recourant si nécessaire à la plus grande violence (ils sont proches des Zélotes, auxquels on les identifie parfois complètement). [1] Si l’on ajoute les débats nombreux avec les Pharisiens, qui apparaissent donc proches de Jésus, et certains indices qui relient Jésus à des Esséniens de Jérusalem, on voit à quel point le choix des disciples répond au souci de rassembler tout Israël.

Mais plus encore qu’un simple panel sociologique représentatif, pratique pour les enquêtes d’opinion, la présence de ces douze disciples, comme les douze tribus d’Israël, montre que Jésus n’entend pas rétablir un pouvoir monarchique pour restaurer la dynastie davidique, en soulevant un mouvement armé contre les Romains. C’est bien pour cela qu’il échappe à la foule qui veut le faire roi, peu avant d’ailleurs que son enseignement sur le Pain de vie ne montre que la plupart des gens qui le suivaient jusque là ne sont pas prêts à l’écouter et à la suivre jusqu’au bout, à l’exception notable des Douze (Jn 6).

Cela n’empêche d’ailleurs pas qu’eux-mêmes aient du mal à se situer, puisqu’ils demandent au Ressuscité, au début des Actes, si c’est maintenant qu’il va rétablir la royauté en Israël (Ac 1, 6). Jésus leur répond en annonçant qu’ils seront ses témoins, certes, « à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie », mais aussi « jusqu’aux extrémités de la terre » (Ac 1, 8). Ce décentrement est appuyé par l’interpellation des deux hommes en blanc, après l’Ascension de Jésus : « hommes de Galilée ». Dans un tel moment, il ne peut s’agir d’une apostrophe banale ou triviale. C’est une incitation à faire mémoire du lieu où ils ont été appelés, d’où ils ont débuté leur mission. Pour comprendre ce qui s’est passé à Jérusalem, il faut repartir de la Galilée des Nations, celle sur qui devait se lever une grande lumière, selon Isaïe (Is 8, 23 – 9, 1), celle où Joseph a choisi d’aller s’installer en remontant d’Égypte avec Marie et Jésus, plutôt que Bethléem, cité de David, ou Jérusalem. C’est l’importance de cet appel qui engage immédiatement Pierre à reconstituer les Douze, comme une tâche essentielle, alors qu’elle serait de peu d’importance si Jésus venait de fait établir sa royauté sur Israël. Rappeler que la lumière du Messie vient de Galilée, chez Isaïe, c’est rappeler que ce Messie au bout du compte est le serviteur souffrant, celui qui abdique toute prétention au pouvoir.

Jésus est donc pleinement roi sur la Croix, comme Pilate l’a lui-même affirmé en croyant être ironique et habile politiquement, lorsqu’il est humilié, torturé, pour son peuple, renonçant à tout pouvoir, à toute gloire qui ne serait que terrestre.

 

Grotte de saint Jérôme, à Bethléem
Grotte de saint Jérôme, à Bethléem

 

De ce parcours, il résulte que les Écritures ne confirment ni n’appuient aucun type de régime politique particulier. Elles vident au contraire toute prétention à la vérité qui ne passerait pas d’abord par le dépouillement et l’abandon vécu par le Christ sur la Croix. Elles appellent à une conversion personnelle radicale, à la destruction de toute idole, dont la mise en avant d’un système politique peut faire partie, de quelque bord ou de quelque origine qu’il soit. Si Jésus est un homme politique, c’est en nous appelant à une exigence radicale quant à l’espérance en la venue du Royaume mais en renonçant à toute prétention à le faire advenir ici bas par une organisation temporelle ou une autre, toutes étant tout autant légitimes, ou illégitimes, les unes que les autres. Croire que l’on peut s’arrêter à un régime déterminé au détriment des autres, c’est recréer une idole de nos mains, au lieu de tout remettre au pouvoir du Père.

 

 

 

[1] Faire de Jésus un zélote, comme l’a fait Reza Aslan, c’est donc en quelque sorte faire de Judas la clé de lecture de l’engagement supposé de Jésus. C’est retrouver, indirectement, cette « tarte à la crème » de la critique des Évangiles qui fait que l’on retombe sur Judas (le traître, le réprouvé, désormais considéré comme l’Incompris, l’Authentique disciple) dès que l’on veut trouver une lecture vraiment alternative (mais pas catholique…) de la vie de Jésus. Encore une fois, on croit définir Jésus à partir du point de vue de quelqu’un qui ne l’a pas compris – au point de le livrer, espérant peut-être hâter la révélation du Messie.

Hieronyme
Homme de l'Antique. Exégète à ses heures.

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